Le transfuge de classe est-il un traître ou un vengeur ? La linguiste Laélia Véron illustre ce paradoxe

Laélia Véron était à la librairie Les Temps modernes.
Laélia Véron était à la librairie Les Temps modernes. Photo Steven Miredin


Le mardi 16 avril, la librairie Les Temps modernes a accueilli Laélia Véron. La linguiste, stylisticienne et maîtresse de conférences à l’université d’Orléans faisait la promotion de son nouvel ouvrage, Trahir et venger, paradoxes des récits de transfuges de classe, coécrit avec Karine Abiven.

Un·e transfuge de classe est une personne ayant connu une forte mobilité sociale, souvent ascendante. Ces dernières années, les récits de transfuges de classe se sont multipliés, comme un phénomène de mode (récit à la mode, un récit de société).

Laélia Véron a récemment pu revenir sur les réflexions et analyses qui ont conduit à la parution du livre qu’elle a présenté, ce mardi 16 avril. La linguiste, stylisticienne et maîtresse de conférences à l’université d’Orléans était à la librairie Les Temps modernes pour évoquer cet ouvrage Trahir et venger, paradoxes des récits de transfuges de classe, qu’elle a coécrit avec Karine Abiven, maîtresse de conférences à l’université parisienne de la Sorbonne.

La conférence est à retrouver ci-dessous :

Chantal Jaquet (sociologue) parlait plutôt de « transclasses » (dans son ouvrage Les transclasses ou la non-reproduction), un terme présenté comme plus neutre. Elle soulignait un changement qui peut s’accompagner d’une aliénation.

« Le plus difficile, ce n’est pas de monter mais de rester soi. »

Jules Michelet

Quand on parle d’ascension sociale, on attribue une valeur au parcours. Les transfuges de classe ou transclasses permettent de maintenir les classes sociales en l’état. La non-reproduction devient un instrument de la perpétuation de la reproduction.

Alors, comment expliquer que ces récits soient si séduisants ? Par l’analyse des outils et des référentiels des discours, le livre interroge les ambitions du récit de transfuge de classe.

Des récits similaires

Annie Ernaux, Albert Camus ou Edouard Louis… Autant de transfuges de classe dont les récits mettent en avant celles et ceux qui ont connu une « ascension sociale ». Mais d’après l’OCDE, il faudrait en moyenne six générations pour qu’un enfant pauvre s’élève dans l’échelle sociale.

Laélia Véron pointe du doigt une mise en scène des récits, volontairement et consciemment très politiques. Les récits de transfuge de classe circulent en apprêtant des schémas et un vocabulaire identiques : « venger sa race », « la honte d’avoir eu honte ». Dans ce cas, le format de circulation importe peu. Il peut s’agir d’une incursion dans la littérature, les réseaux sociaux, la politique ou les médias, le résultat est similaire.

Ces récits de transfuge ont la particularité de traiter aussi bien d’enjeux collectifs comme la place dans une classes, que d’enjeux plus intime comme la singularité des parcours, le rejet exprimé par la classe de départ, la paix intérieure durement acquise, le tout à des fins présentées comme politique.

« On préfère un faux transfuge qui réussit à un vrai transfuge qui perd. »

Laélia Véron

Les récits qui sont racontés sont toujours les mêmes : l’ascension ou le déclassement relatif. Ce qui est clair, c’est l’absence de récit de déclassement. Cette mise en avant reste fortement liée au concept de méritocratie qui souffre d’un avant et d’un après Bourdieu. Malgré les divergences sur l’héritage bourdieusien, ses partisans comme ses détracteurs utilisent des représentations identiques. Quels que soient les cas, la place des efforts est importante.

Dans ces récits, l’école, premier lieu de socialisation, est toujours la première étape de l’ascension. Cette ligne de départ est celle où commencent la violence symbolique, ainsi que la libération et l’ouverture vers d’autres mondes. Pierre Bourdieu a pourtant démontré que le patrimoine économique, social (habitus) et culturel pèse de manière à faciliter la reproduction des inégalités par sa transmission. En conséquence, l’effort scolaire n’est pas le vecteur de la réussite scolaire. Dès lors, présenter l’école comme facteur de dépassement de sa classe apparaît antinomique.

Celles et ceux qui échappent à leur classe sociale d’origine sont tout aussi soumis aux déterminismes sociaux que ceux qui restent dans leur milieu d’origine. Ce déterminisme s’exprime par la mise en avant des mêmes références. Dans ces références, le facteur chance y est souvent absent. La volonté devient une conséquence, plutôt qu’une cause.

Tous les récits ont des invariables, ils se répondent, ils se nourrissent les uns des autres. Cette similitude, qui transparaît dans les références, s’étend aussi dans les termes et expressions utilisés. Le passage du « je » au « nous » est ainsi régulièrement utilisé. Les auteur.rice.s ont conscience des critiques qui leurs sont adressées. Le changement de pronom, si commun aux transfuges de classes, témoigne d’une autre réalité.

Ces porte-parole autoproclamés tentent de faire de l’intime un récit politique tendant vers le collectif. Un « nous » dépassant le système de représentation semble compliqué, voire impossible. Les autrices suggèrent alors de changer de référentiel. Arrêter de tenter de montrer les limites de la méritocratie en prenant un exemple méritocratique. Ainsi, « l’autre » apparaît comme une nouvelle voie possible.

« La conviction méritocratique selon laquelle les individus méritent les récompenses que le marché alloue à leurs talents fait de la solidarité un projet presque impossible. »

  Michael J. Sandel, La tyrannie du mérite, 2021

Ce qui est également commun à l’ensemble de ces récits, c’est l’absence d’humour et d’ironie. Les récits de transfuge de classe bannissent systématiquement toute critique satirique de leur propre récit.

De même, on notera l’absence de critiques sur le milieu d’arrivée. Les transfuges de classes semblent arborer beaucoup de révérence pour le milieu d’arrivée. Les récits sont toujours adressés sur la classe quittée. Encore une fois, ce constat s’applique à tous les milieux.

Du traître honteux au vengeur

Le livre de Laélia Véron tente de décrypter les paradoxes propres aux transfuges. S’il est curieux que ce soit celles et ceux ayant quitté leur classe qui en parlent, il est tout aussi curieux de constater ce double sentiment de honte et de vengeance pour sa classe.

Peut-on à la fois trahir les siens en changeant de classe, en adoptant d’autres valeurs, voire une autre identité, tout en prétendant les venger en leur offrant un espace de représentation, en leur rendant une parole publique dont ils et elles sont privé.e.s ? Tel est le principal paradoxe du discours de transfuge qui prétend porter une parole populaire, mais qui peut être accusé de la confisquer (préface du livre).

Étymologiquement, le « transfuge » correspond à une terminologie militaire qualifiant le transfuge de traître, celui abandonnant les troupes.

« Confronter les discours à leurs propres incohérences »

La honte, c’est-à-dire le malaise social vis-à-vis de sa classe d’origine, est un sentiment qui s’exprime au travers de ces récits (cette fameuse honte d’avoir eu honte). Cette honte va être analysée comme la manifestation d’un sentiment d’appartenance à cette classe qu’on est supposé avoir quitté. 

Les miraculés vont parler de la violence symbolique, renvoyés à l’habitus manquant. Ils vont mettre l’accent sur des expériences pouvant faire écho au lecteur. Les conférencières s’interrogent quant à elles sur la limite de cette réflexion : que devient la violence non symbolique, la violence sociale bien plus concrète ?

Passé le sentiment de honte d’avoir trahi sa classe, vient l’esprit de vengeur. Quitter sa classe pour enfin la venger. Par le récit et la réhabilitation, le transfuge de classe soumet l’idée de vengeance politique.

Cela suffit-il pour le venger en le représentant ? L’intime n’est pas suffisant pour obtenir une victoire collective. Dès lors, peut-on réellement s’appesantir sur les quelques personnes qui ne sont pas représentatives de leur classe ?

Quel avenir pour les récits de transfuge ?

Une question demeure, l’avenir du récit du transfuge, genre littéraire très contemporain. Les prochaines réflexions devront peut-être s’attarder sur la circulation à l’échelle internationale. Pour l’instant, les tentatives de renouvellement s’apparentent plus à des déplacements vers l’ethnie ou le genre.

L’avenir de ce genre littéraire sera le sujet d’un prochain colloque qui se tiendra les 12 et 13 juin, à Orléans.

Références de l’ouvrage : « Trahir et venger, paradoxes des récits de transfuges de classe », de Laélia Véron et Karine Abiven, aux éditions La Découverte.

Article, montage audio et photos : Steven Miredin

Captation sonore : Daniel Begdhad

Trouvé sur La Rédac Pop, le média participatif et citoyen de Radio Campus Orléans