Première partie: Une bataille juridique pour obtenir le statut de salarié
Au-delà du drame qui a vu mourir un livreur en juillet dernier, se cache une précarité dissimulée et promue par le néolibéralisme macroniste. Les promesses d’une aventure entrepreneuriale faites aux livreurs n’étaient qu’un rêve et la désillusion révèle un cauchemar humain et une exploitation des travailleurs des plateformes numériques les plus précaires.
Je vous propose dans ce dossier de revenir sur la réalité des livreurs, en commençant par la bataille juridique qui s’est jouée en France puis dans une deuxième partie sur le sabotage made in France au niveau européen. Enfin, nous nous recentrerons sur Orléans, sur la réalité des livreurs locaux et leurs différentes interactions.
La stratégie du hors-la-loi
En juillet 2023, une commission d’enquête de l’Assemblée Nationale a publié son rapport sur l’ubérisation, son lobbying et ses conséquences. Cette commission d’enquête a été ouverte suite aux 124 000 documents internes à Uber qui ont fuité en juillet 2022. L’objectif était de mettre en lumière les pratiques et stratégies d’Uber et ses liens avec des membres du gouvernement de l’ancien Président François Hollande. Parmi les personnes citées, on trouve l’actuel Président de la République, E. Macron, qui aurait conclu des accords secrets avec Uber. Un rapport qui explique la prise de position actuelle de la France vis-à-vis des plateformes. Ce rapport met en avant un objectif commun à la France et Uber, la liquidation des responsabilités patronales.
Si ces plateformes se sont développées, c’est en partie grâce à leur stratégie qui consiste à se faire hors-la-loi pour modifier les réglementations gênantes. Uber a érigé l’illégalité en mode de fonctionnement. Ils savent que la plateforme va enfreindre toutes les lois notamment celles du Code du travail. Le rapport fait état d’une « pyramide of shit », littéralement, une pyramide de merde. La merde correspond aux lois et règlementations auxquels ils vont se frotter parce qu’ils sont dans l’illégalité. Par cette illégalité, la plateforme compte s’imposer. C’est une plateforme qui se sait hors-la-loi mais qui s’impose par le lobbying. Une stratégie payante car aujourd’hui, l’ubérisation ne touche pas seulement les chauffeurs ou les livreurs de repas, elle s’étend de l’aide à domicile au service funéraire. Un phénomène si important qu’il est consacré dans le dictionnaire qui le définit comme la « remise en cause du modèle économique d’une entreprise ou d’un secteur d’activité par l’arrivée d’un nouvel acteur proposant les mêmes services à des prix moindres, effectués par des indépendants plutôt que des salariés, le plus souvent via des plateformes de réservation sur internet ».
L’ubérisation, c’est l’atomisation des professions. Externaliser les travailleurs avec le statut d’auto-entrepreneur pour échapper au Code du travail et ses obligations salariales. Les plateformes ont pour finalité de réussir à épuiser les acquis sociaux par l’encouragement à la fraude. La France de Macron a permis les illégalités des plateformes vis-à-vis du Code du travail en organisant les manquements à l’Etat de droit. L’entreprise qui subit la concurrence déloyale est poussée à faire pareil. Une fraude que les petites entreprises ne pourront pas tenir et vont inévitablement mourir. De plus, cette atomisation induite par les plateformes rend les mobilisations collectives difficiles.
Le juge contre l’ubérisation.
Uber maîtrise les prix, les consignes, contrôle et sanctionne. Luttant contre la précarisation des travailleurs pour les plateformes, le juge a eu son mot à dire. Il est notamment un acteur important sur la question du statut d’indépendant prêté aux livreurs. Le juge a alors pu reconnaître des relations salariales entre les plateformes et les livreurs pour lesquelles ils travaillent. L’enjeu d’une telle requalification, c’est de pouvoir accorder aux livreurs un statut plus protecteur que celui de travailleur indépendant. Il s’agit d’octroyer aux livreurs la possibilité d’obtenir des protections sociales.
Le salariat correspond à la situation dans laquelle, une personne accepte de se placer sous l’autorité d’un employeur par un contrat de travail dont les termes sont librement négociés entre les parties. Le Code du travail ne donne aucune définition du contrat de travail, il faut pour cela observer la jurisprudence qui le définit comme suit : « une convention par laquelle une personne s’engage à mettre son activité à la disposition d’une autre sous la subordination de laquelle elle se place, moyennant une rémunération » (Soc. 22 juillet 1954, n°576). Ce qui nous intéresse ici, c’est la question du lien de subordination. Les plateformes avancent comme argument pour refuser la qualification d’une relation salariale, l’inexistence d’un lien de subordination. Ce lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et d’en sanctionner les manquements.
En France, les travailleurs sont des « indépendants » adoptant le statut de micro-entreprise. Je vous laisse écouter ci-dessous le témoignage d’une ancienne salariée au greffe du tribunal de commerce d’Orléans. Elle nous parle du parcours du combattant vécu par celles et ceux qui veulent obtenir le précieux Kbis.
Macron sous couvert de la loi El Khomri a introduit un régime de responsabilité sociale à l’égard des travailleurs lorsque les plateformes déterminent les caractéristiques de la prestation de service ou du bien fourni et fixent son prix. Concrètement, il se matérialise par la prise en charge de cotisation d’assurance et des frais d’une Validation des Acquis de L’Expérience (VAE). Mais ce dispositif de prime abord favorable aux livreurs n’est qu’apparences flatteuses mais trompeuses. La réalité c’est que pour être applicable, le travailleur doit réaliser un certain chiffre d’affaires qui n’est pas atteint pour la plupart des travailleurs.
La loi El Khomri a plus ou moins apportée une évolution en créant l’Autorité des Relations sociales des Plateformes d’Emploi (ARPE). Mais celle-ci a un taux de participation aux élections professionnelles misérable, environ 2% des livreurs. Ce que Leïla Chaibi s’est empressée de décrire, à raison, comme un dialogue social bidon .
Le juge français a montré une résistance au gouvernement dans la précarisation du statut des livreurs.
La loi LOM devait offrir la possibilité aux plateformes d’établir une Charte déterminant les conditions et modalités d’exercice de la responsabilité sociale qui peuvent être transmises à l’autorité administrative pour homologation. L’article 44 de cette même loi rend impossible, pour le juge, la requalification de la relation de travail. Les plateformes avaient espoir d’enterrer la question du lien de subordination sauf que le Conseil Constitutionnel est venu censurer cette disposition. Désormais, l’article L.7342-9 du Code du travail dispose que « lorsqu’elle est homologuée, l’établissement de la Charte ne peut caractériser l’existence d’un lien de subordination juridique entre la plateforme et le travailleur ». Une victoire à demi-teinte puisque le juge conserve le pouvoir de requalifier les relations de travail sans toutefois ne pouvoir se fonder sur cette Charte.
La question du lien de subordination soumise à l’analyse du juge européen…
La question des livreurs de plateformes n’est pas cantonnée à la France, c’est évidemment une question qui se pose dans chaque pays où ces plateformes existent. C’est la raison pour laquelle, l’Union Européenne a pu et s’intéresse encore à cette question. La CJUE a estimé qu’une plateforme ne pouvait se prévaloir de n’être qu’un simple intermédiaire et qu’ainsi ses liens avec certains de ces prestataires pouvaient relever du salariat (CJUE, 20 décembre 2017, n°C-434/15), une jurisprudence dont doit tenir compte le juge français. En l’occurrence, en novembre 2018, la Cour de Cassation a infirmé un arrêt de la Cour d’Appel de Paris qui avait rejeté la requalification en énonçant que « l’existence d’une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties, ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention mais des conditions de fait dans lesquelles elle exercée l’activité des travailleurs » et que « le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquement de son subordonné ». Le juge a alors estimé que « d’une part, que l’application était dotée d’un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel par la société de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètre parcourus par celui-ci et, d’autre part, que la société disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard du coursier […] dont il résultait l’existence d’un pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution de la prestation caractérisant un lien de subordination ». Une position réaffirmée en mars 2020 considérant que si le travailleur est présumé être un travailleur indépendant, en vertu de son inscription au registre des professions indépendantes, cette présomption est renversée lorsque l’étude – des conditions de travail concrètes du travailleur – démontre l’existence d’un lien de subordination.
Alors que le juge français ne reconnait qu’une dualité de statuts – travailleur indépendant ou salarié – certains pays ont contourné le problème en créant un statut intermédiaire. Ainsi, au Royaume-Uni, la Cour Suprême britannique a développé le statut de « worker » qui ouvre néanmoins droit au salaire minimum, aux congés payés et à certaines protections sociales. On retrouve un statut similaire en Italie.
A suivre… Un sabotage à la française des actions européennes
Steven Miredin