Qu’est-ce que la mémoire ? L’historien Sébastien Ledoux l’a expliquée au Cercil d’Orléans

Le travail de Sébastien Ledoux traite des mémoires plurielles contre une mémoire d’Etat. Photo Steven Miredin
Le travail de Sébastien Ledoux traite des mémoires plurielles contre une mémoire d’Etat. Photo Steven Miredin

A Orléans, pour le premier mardi du Cercil (Musée-Mémorial des enfants du Vel d’Hiv) de la rentrée 2024-2025, le 24 septembre, Sébastien Ledoux est venu présenter son travail pour la revue Documentation photographique.

Sébastien Ledoux, historien de la mémoire et maître de conférences à l’université Picardie Jules-Verne, a présenté les résultats de ses travaux pour la revue Documentation photographique. Le spécialiste des enjeux de mémoire est venu au Musée-Mémorial des enfants du Vel d’Hiv (dit Cercil) d’Orléans, ce mardi 24 septembre, afin d’exposer les enjeux du travail très spécifique des historiens de la mémoire.

Pour la revue, le chercheur a réalisé un point d’actualité à partir de sources photographiques. Son travail traite des mémoires plurielles contre une mémoire d’Etat, c’est-à-dire nationale. Il vient défendre la singularité des mémoires, mais aussi leur collégialité segmentée, aboutissant à la construction d’une identité. Les mémoires peuvent s’opposer et engendrer des affrontements mémoriels. C’est en cela que réside le travail d’un historien de la mémoire.

Qu’est-ce qu’un historien de la mémoire ?

Sébastien Ledoux introduit sa définition de l’historien de la mémoire par une négation. Selon lui, il n’est ni un historien spécialiste d’une période historique, ni un témoin, ni acteur de mémoire. L’historien de la mémoire se trouve dans une position tierce, parce qu’il y a une prétention scientifique. 

Par ce domaine, il s’ouvre une nouvelle temporalité qui n’est pas de celle de la période historique étudiée. Il s’agit plutôt d’étudier « l’après », ce que l’historien appelle le « devenir du passé ». La mémoire est un présent du passé. D’après cette lecture, celui qui se revendique historien de la mémoire ouvre un après, en analysant la question de l’actualité du passé. Il insiste sur le fait qu’il n’est pas un témoin du présent.

Pour ce faire, l’histoire de la mémoire dispose d’une pléthore de sources, tant orales qu’écrites ou numériques. Lors de sa présentation, il cite l’Institut d’histoire du temps présent qui développe ce nouveau champ de la mémoire. Il peut s’agir d’une récolte de témoignages. Dans ce travail d’analyse des devenir du passé, les sources médiatiques ont une place importante (par exemple, celles de l’Institut national de l’audiovisuel, dit INA).

Comment s’est diffusé le terme de mémoire ?

Il pose la question de la diffusion du terme de « mémoire » au sein de la société. Jusque dans les années 1960, le terme de « mémoire » est associé à une pratique langagière assez connue dans l’histoire de la langue française : un hommage à une personne décédée ou à un objet aujourd’hui disparu. 

Dans les années 1970, un usage autant quantitatif que qualitatif se développe. L’usage du mot change et son utilisation s’intensifie. La « mémoire » se rapproche du terme de « patrimoine » qui, lui-même, au même moment, prend un autre sens que celui du bien mobilier. A cette période, des objets et lieux deviennent des sujets de valorisation à défendre. Ainsi, différents champs se développent comme le régionalisme, qui correspond à un décentrement de la nation et au développement d’une culture régionale. 

L’utilisation du terme « mémoire » s’associant à une identité sera de plus en plus utilisée. L’historien prend ici l’exemple de la mémoire juive. La polysémie de la « mémoire » marque un tournant mémoriel dont l’enjeu devient le présent. Il n’est désormais plus question de l’hommage à celui qui n’est plus. Le terme permet de structurer de nouvelles expressions, dans un décentrement du référent national. 

Le mot de « mémoire » est alors investi. Il se crée, autour de lui, des figures de style comme le devoir de mémoire, le travail de la mémoire. Les sociétés, les individus et les collectifs investissent le passé pour défendre un patrimoine, une vérité.

La notion va gagner en plasticité pour évoquer un rapport au passé, dont l’apport va différer selon les individus et/ou le collectif dans lequel ils s’insèrent.

Dès lors, il n’est pas possible de penser « mémoire » sans en évoquer sa pluralité. Il est donc plus juste de parler des « mémoires ».

La mémoire à différentes échelles

Le travail de l’historien tente de s’inscrire à une échelle internationale de la mémoire. Il cherche à décrire une mémoire transnationale. Pour cela, il développe une dynamique culturelle qui échappe aux nations, par l’exemple de la minute de silence. Ce rituel s’est créé avant la Première Guerre mondiale. La massification de cette pratique est arrivée en 1919 lorsque le roi d’Angleterre demanda deux minutes de silence dans tout le pays.

Une suspension du temps et du corps au cours de laquelle les individus sont tous unis par un même geste. On y retrouve l’intention de la nation, à savoir l’unité. Ce rituel sera repris par l’URSS puis, durant la Seconde Guerre mondiale, dans certains camps en Allemagne. La massification s’effectue aussi lors d’évènements culturels et sportifs. La minute de silence est aujourd’hui institutionnalisée dans le cadre de cérémonies, d’injonctions institutionnelles suite à un évènement et d’autres mouvements spontanés.

Le travail des mémoires permet de lutter contre les mémoires nationales qui proposent un contrat narratif. Ce contrat porte sur une vision quasiment anthropologique de l’histoire, qui peut se résumer par cette maxime : « Si tu existes, c’est parce que d’autres se sont battus pour toi ». Le contrat narratif va déployer tout un calendrier commémoratif, prenant en compte des circulations de mémoires.

La mémoire qui pacifie les sociétés

Le spécialiste de la mémoire fait le constat que le contrat narratif change. Les acteurs fondent un nouveau contrat orienté vers les victimes de violences, de racismes, d’antisémitismes pour construire une société de tolérance, de vivre-ensemble et de respect autour de la valeur des Droits de l’homme.

Les violences du passé avaient jusqu’alors une tradition des nations de l’amnésie et de l’amnistie. Le politique oubliait pour avancer, mais le nouveau contrat est de dire qu’il faut mémorialiser les crimes et rendre hommage aux victimes. On est à l’antithèse de la pratique des nations. Le politique considère jusque dans les années 1980 que l’oubli est vertueux et pacifie la société. Désormais, c’est la mémoire qui pacifie les sociétés.

La dimension entre mémoire et justice a permis de porter l’importance de la mémoire dans nos sociétés. Sébastien Ledoux explique que désormais, la société, dans une perspective de justice, aspire à la mise en mémoire des victimes. Elle suppose un travail du passé pour s’en libérer. Une référence presque freudienne contre le ressassement. L’oubli devient alors une infraction d’ordre public.


Pour aller plus loin

L’entretien complet de Sébastien Ledoux est à retrouver ci-dessous.


Steven Miredin

Trouvé sur La Rédac Pop, le média participatif et citoyen de Radio Campus Orléans